Ce bébé, elle le sent en elle tous les jours, elle entend son cœur battre très vite à l’échographie comme le cœur d’un chaton inquiet qu’il faudrait protéger. Elle a pris sa décision et rien ne pourra la faire changer d’avis. Il est hors de question qu’elle avorte. Le client ne peut pas tout se permettre sur son corps et celui de son enfant. Elle a beau être misérable, elle respecte la vie comme une œuvre qui la dépasse, un peu l’œuvre de Dieu ou de Bouddha. Elle se surprend à crier face à Antonio, elle qui avait toujours honte de fouler les tapis moelleux de la clinique de ses claquettes poussiéreuses et qui n’osait jamais prendre la parole. C’est une force qui la pousse du plus profond d’elle-même, qui la pousse à la révolte malgré la soumission dans laquelle la misère la plonge.
Elle gardera le bébé, à Antonio de faire comprendre au client qu’il n’a pas le droit de vie ou de mort sur son enfant et que tout son argent ne lui permet pas de mettre sa vie et ses valeurs en danger.
Pour la première fois, elle sent qu’elle a l’ascendant sur Antonio. Sur les jumeaux qu’elle porte, il y en a une qui est en parfaite santé et qui vaut beaucoup d’argent. Antonio ne peut pas faire ce qu’il veut, il doit composer avec elle, la petite marchande de beignets. Il lui dit qu’il parlera au client et qu’il expliquera la situation.
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L’accouchement s’est finalement bien passé. Les enfants sont nés prématurés mais c’est souvent le cas pour des jumeaux. Cela fait un mois qu’ils sont en couveuse à l’hôpital. Pattaramon va les voir tous les jours et s’extasie de les voir à la fois si beaux et si vulnérables. Elle a le droit de les prendre dans ses bras car le peau contre peau leur fait du bien, elle leur donne même la tétée une fois par jour et ne raterait ce moment pour rien au monde. Anan ne comprend pas ce qu’elle va faire à l’hôpital maintenant qu’elle a rempli sa mission.
“Ma mission se terminera quand le client aura payé”, répond-elle d’une voix douce à son mari.
Car le client n’a pas encore payé. Cela se fera à la livraison comme le lui a dit Antonio. Or, les enfants ont besoin de rester en couveuse. Dès qu’ils pourront sortir, les clients australiens prendront l’avion et viendront les chercher. Pattaramon prie en silence pour que les enfants restent encore quelques temps à l’hôpital, pas trop longtemps non plus parce qu’elle a besoin de l’argent mais elle redoute le moment de la séparation.
Le client a prénommé la petite fille Pipah et le petit garçon Gammy. Ils deviennent de plus en plus réels pour Pattaramon. Si au moins, on les lui avait pris dès l’accouchement sans qu’elle puisse voir leur visage, peut-être aurait-ce été plus facile pour elle. Mais après les avoir abrités dans son ventre, les avoir senti bouger en elle, avoir entendu leur cœur battre, avoir entre aperçu leur profil sur l’écran de l’échographie, elle les a vus pour de vrai, elle a senti leur peau, calmé leurs angoisses, elle les a apaisés sur ses seins, elle a accepté les prénoms, bref, ils sont devenus totalement concrets et plus les jours passent, plus son angoisse augmente.
Le petit Gammy est très malade, non seulement il est porteur de la trisomie 21 mais il a également une grave malformation cardiaque qu’il faudra opérer dès qu’il pourra quitter la couveuse. Dans les échanges avec Antonio, le client ne parle que de Pipah, pas du petit garçon. Depuis la vive discussion avec Pattaramon au sujet de l’avortement, Antonio ne parle plus non plus de l’enfant. Au moins a-t-il un nom. Quand des parents donnent un nom, c’est qu’ils acceptent de l’élever normalement…
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Les clients sont finalement venus et repartis… avec Pipah… sans Gammy. Pattaramon ne les a jamais vus. Tout s’est passé par l’intermédiaire d’Antonio. Elle est arrivée un matin avant le travail à l’hôpital et Pipah avait disparu. Elle a demandé aux infirmières qui lui ont répondu que les parents étaient venus.
_ Et Gammy? a-t-elle demandé.
Sa plus proche interlocutrice hausse les épaule et reprend son service.
Quand elle demande à voir Antonio, celui-ci lui annonce qu’il va pouvoir la payer. Pour un enfant uniquement comme le stipulait l’accord initial.
_ Et Gammy? demande encore Pattaramon.
_ Gammy est très malade. Si personne ne paye pour son opération cardiaque, il mourra.
Et il hausse les épaules comme s’il s’agissait d’un petit chiot.
_ Combien coûte l’opération? ose demander la jeune femme.
Antonio la regarde de la tête aux pieds, semble mesurer la misère de la petite marchande de beignets, lui met la main sur l’épaule et lui dit:
_ Vous avez été payée Pattaramon. Rapportez l’argent à votre mari, prenez soin de vos enfants et mettez-les à l’abri.
Puis, il détourne les yeux. Gammy est condamné.
Elle reste là, muette, les pieds enfoncés dans le tapis moelleux du bureau d’Antonio, silencieuse et obstinée.
“Et Gammy?” implore-t-elle avec les yeux mais Antonio a du travail et lui fait signe de partir en lui désignant la porte.
Le lendemain, c’est toujours la question qu’elle se pose en vendant ses beignets. Quand elle a raconté l’histoire à Anan, il a haussé les épaules comme Antonio et lui a rappelé qu’elle avait été payée.
“Et Gammy?”
Elle ne se résout pas à le laisser mourir dans un orphelinat. Mais que faire?
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