Richard a juré à Mary-Beth qu’il l’aiderait bien qu’il regrette un peu l’argent qu’ils auraient dû recevoir pour la vente de la petite. Cela les aurait bien aidés à se sortir de quelques crédits qui les étranglent. Cependant Richard aime Mary-Beth même s’il ne le lui montre pas. Il sait qu’il a beaucoup à se faire pardonner, notamment son alcoolisme qui ne le quitte plus depuis son retour de la guerre du Vietnam. L’alcool lui permet de s’anesthésier l’âme mais le rend irascible, inconstant et lui coûte des renvois réguliers de ses employeurs. Il sait qu’il n’a pas toujours été le mari idéal pour Mary-Beth, c’est pourquoi il comprend cet arrachement insensé qu’on lui réclame, celui de vendre son enfant, un enfant qu’elle a porté et il a juré de l’aider. Deux mois de cavale se sont écoulés depuis cette nuit folle au cours de laquelle Mary-Beth est allée tambouriner en pleine nuit chez les Stern pour reprendre ce qu’elle n’aurait jamais dû accepter de vendre. De motel en motel, sur les routes de Floride, sous de fausses identités, ils poursuivent leur fuite en avant à tombeau ouvert.
Dick lance son chapeau à l’intérieur de l’habitacle de la voiture, il a trop chaud et la sueur lui coule en rigole sur le visage et la nuque.
_ Combien nous reste-t-il, Mary-Beth?
Cette question les taraude presque jour et nuit, les dollars fuient leurs poches à une allure démente.
_ Deux cent cinquante trois dollars mais on peut toujours vendre ta veste de costume, on pourrait en tirer quelques dizaines de dollars.
Tuesday douche vite son espoir:
_ On l’a laissée au motel, on n’a pas eu le temps de tout prendre.
Mary-Beth fait un geste en l’air pour souligner sa consternation.
_ L’important, c’est qu’on soit toujours ensemble, dit Richard, pour le reste, on trouvera toujours une solution.
Et il remet la radio en conduisant sous le soleil.
Ils arrivent à Pensacola deux heures plus tard.
Richard se gare près de l’océan. La vue des vagues achève de dénouer toutes les tensions, même Sarah affiche un sourire et émet des vagissements de satisfaction. Mary-Beth enlace son mari, puis Tuesday, elle serre très fort Sarah sur son cœur.
_ Venez, dit Dick, on va profiter un peu d’un petit moment de vacances. On cherchera un motel après.
Ils claquent les portières et courent vers le sable fin. Mary-Beth enlève ses chaussures, bientôt imitée par Tuesday et Richard. L’air est léger et rappelle les vacances sur cette petite plage de Floride. Ils ont tellement eu peur tout à l’heure qu’ils se mettent à rire de façon un peu niaise mais libératrice. Dick s’assoit dans le sable et incline son chapeau. Tuesday court vers le rivage et Mary-Beth s’effondre plus qu’elle ne s’assoit, le petit ange dans les bras.
°°°
Toc, toc, toc, toc…
Ouvrez, police!
Cette fois, ils n’ont rien le temps de faire.
La porte est enfoncée en deux secondes, ils se retrouvent encerclés par des policiers en armes.
_ Mary-Beth Whitehead, vous êtes en état d’arrestation.
°°°
Toc, toc, toc, toc…
Le juge tape avec son marteau pour obtenir le silence.
La salle est noire de monde. Beaucoup de journalistes sont là, américains mais aussi du monde entier. Beaucoup de partisans des deux camps, celui de Mary-Beth Whitehead qui se dresse toute droite et un peu tremblante dans la salle du jugement et ceux du couple Stern qui entend récupérer sa fille Mélissa.
L’atmosphère est électrique. C’est le troisième procès qui a lieu pour régler l’affaire Baby M, M pour Mélissa comme le couple Stern a prénommé la petite fille.
Le premier procès a donné raison à William et Elizabeth Stern, se basant sur le fait qu’il y avait eu contrat et que ledit contrat ayant été consenti par l’une et l’autre partie devait être exécuté.
Le deuxième procès en appel a donné raison à Mary-Beth car elle n’a pas touché aux 10000 dollars, le prix de Baby M et qu’en droit romain “mater semper certa est”. Mary-Beth est et sera toujours la mère biologique et Sarah lui a été rendue.
Mais les époux Stern n’ont pas accepté cette décision et la contestent aujourd’hui en un troisième procès qui n’oppose pas uniquement Mary-Beth Whitehead et les époux Stern mais aussi de nombreux partisans et opposants à cette pratique nouvelle dans les années 80 de la GPA. Les uns assurent qu’il faut assurer le droit à l’enfant et réduire les injustices naturelles par la technologie, les autres sont révoltés par le cynisme des premiers qui n’hésitent pas à exploiter la misère de certaines femmes au profit des plus riches tout en se disant féministes et en clamant le fameux slogan “Mon corps mon choix”.
Il fait très chaud dans la salle. Mary-Beth étouffe dans ses vêtements. Elle n’a guère dormi depuis les trois ans qui viennent de s’écouler et qui marquent son visage d’une vieillesse précoce. Depuis qu’elle a prêté son corps pour dix mille dollars, son monde s’est écroulé. Elle vit entre l’espoir fou de revoir Sarah et le désespoir accablant de la perdre à jamais. La voilà suspendue aux lèvres du juge qui va prononcer sa sentence. Tout le monde retient son souffle avec elle dans la salle car l’enjeu est colossal. Pour elle, pour eux, pour les femmes pauvres qui continueront peut-être d’être exploitées jusque dans leur chair la plus intime, pour un commerce qui promet d’être de plus en plus lucratif, pour la justice contre l’injustice.
_ Je déclare Mary-Beth Whitehead ici présente coupable de n’avoir pas honoré les termes d’un contrat qu’elle avait pourtant consenti et signé avec William et Elizabeth Stern et j’attribue à ces derniers la garde exclusive de Mélissa Stern car nous reconnaissons qu’ils en sont les seuls et véritables parents.
Mary-Beth vient de s’effondrer au sol sans connaissance. Tandis que certains se précipitent pour la relever, les époux Stern tombent dans les bras l’un de l’autre et leurs partisans se félicitent de ce qu’ils appellent la justice et comptent déjà leurs profits futurs.
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