Bien sûr tout aurait été différent si mon sèche-cheveux n’était pas tombé en panne.
Et puis c’était aussi un peu la faute de Bébert.
Bébert c’est mon chat. Il est toujours là où on ne l’attend pas: sous mes fesses quand je veux m’affaler sur le canapé, derrière le pot de fleurs quand il vient de le faire tomber, dans mon armoire quand il veut s’offrir une sieste douillette de félin satisfait.
Bref un chat.
Mais dans un studio, la cohabitation peut vite s’avérer compliquée.
“Bébert!!!! Ne me dis pas que tu viens de mettre ta sale langue dans le lait de mes corn-flakes???”
Bébert file en douce, les oreilles aplaties sur la tête, l’air de dire “Euh, je ne suis pas là, fais comme si je n’existais pas.” Et il part se cacher dans un recoin. Et en matière de recoins, Bébert il en connaît un rayon. Pourtant, dans une pièce aussi exigüe, la tâche n’est pas des plus faciles. Mais quand il veut se faire oublier, Bébert l’a montré à maintes reprises, il peut.
Bref, ce jour-là, Bébert s’était tellement bien caché que je l’avais oublié et je terminais les corn-flakes qu’il avait été assez généreux de me laisser.
La journée s’annonçait chargée. Tous les jours, je cumule plusieurs emplois: je rêve de vivre de ma plume mais les trois romans que j’ai déjà écrits dorment dans un dossier de mon ordinateur car ils ont tous été refusés par les maisons d’éditions. Je suis correctrice sur la plateforme Safebook dans un groupe privé qui met en relation des auteurs et des correcteurs mais comme cela ne m’aide pas trop à payer le montant astronomique de mon tout petit studio parisien et que Bébert n’est pas un colocataire très coopérant sur le plan financier, qu’il est non seulement gourmet mais aussi gourmand, il faut bien que j’ai un emploi qu’on dit alimentaire. C’est pourquoi, j’occupe un poste chez Gibert jeune dans le Quartier Latin, ce qui me permet de rester proche de mon ancien terrain de jeux quand j’étais étudiante.
Chez Gibert jeune, mon N+1 comme on dit, mon responsable direct, est à tomber. Même les dieux grecs ne lui arrivent pas à la cheville. La petite trentaine triomphante, barbe de trois jours artistement travaillée, cheveux mi-longs légèrement ondulés, la chemise impeccable sur un torse impeccable, de larges épaules, une petite taille… Je m’égare! Et surtout il dégage un tel charisme que je n’ai pas encore osé le regarder dans les yeux, j’ai peur d’y trouver de la pitié pour le misérable vermisseau que je dois représenter pour lui. Il faut voir comment toutes les étudiantes lui tournent autour, elles lui font des avances explicites qu’il accepte avec un grand naturel et beaucoup de professionnalisme. D’ailleurs quelle cruche je suis chaque fois qu’il s’approche de moi! Je me cogne aux meubles, je file mes bas, je fais tomber des piles de livres, j’ai toujours l’air ahuri. Bref, il me plaît mais ce n’est pas réciproque.
J’avais pris ma douche et mon shampooing pour me calmer après l’épisode Bébert. Le jet d’eau froide me fait toujours le même effet: au début c’est vraiment déplaisant mais ensuite quel régal! Les ocytocines, ou en tout cas, les hormones du bien-être envahissent mon cerveau, c’est le meilleur antidépresseur que je connaisse, je chante ensuite à tue-tête dans ma minuscule salle de bain! Et en plus, l’eau froide fait briller mes cheveux. Bref, je me sentais pleine d’énergie et Bébert s’était tellement bien caché que je l’avais oublié.
Je m’installe, les cheveux encore mouillés, devant mon ordinateur. Je corrige en ce moment un roman épistolaire avec beaucoup de lettres d’amour, c’est assez gnangnan à mon goût, c’est tout dégoulinant de sirop et de guimauve mais il faut croire que les maisons d’éditions aiment ça… Ça améliore un peu mon quotidien. Chaque matin, je consacre une heure à mes corrections avant de me préparer pour Gibert jeune où je rejoins le BG qui ferai pâlir d’envie Apollon.
Je branche mon sèche-cheveux et c’est là que je me rends compte qu’il vient de rendre l’âme.
“Non, c’est pas vrai! Pas maintenant!”
Je ne peux vraiment pas me présenter à mon dieu grec avec les cheveux à moitié mouillés. Je me connais, je sais qu’au fur et à mesure de la journée, ils vont se mettre à gonfler comme une énorme perruque et je vais avoir l’air d’une dinde encore plus que d’habitude.
Il faut absolument que je trouve un sèche-cheveu.
Je fonce chez ma voisine du troisième. Elle me connaît à peine, elle va me prendre pour une folle mais je ne peux vraiment pas me présenter comme cela devant Apollon. La voisine a l’air surprise en effet mais elle farfouille dans sa salle de bain et revient avec le précieux sésame. Je la remercie chaudement et retourne au galop dans mon tout petit studio. Je fonce devant le miroir de la salle de bain, me pomponne jusqu’au dernier moment.
C’est en sortant de la salle de bain que je vois que Bébert est sorti de sa cachette et musarde tranquillement sur la table tout près de mon ordinateur. Pas le temps pour un colloque avec lui, j’attrape mon ordinateur à la volée et je m’envole vers le Quartier Latin. Je me recoiffe une dernière fois dans le métro, vérifie de quoi j’ai l’air dans mon miroir de poche, puis je remonte le boulevard Saint Michel. Mon cœur bat trop fort quand je pousse la porte, j’ai l’impression qu’il va s’échapper de ma poitrine et s’envoler.
Mon N+1 se tient juste en face de la porte, il me sourit de toutes ses dents. Jamais je n’ai eu droit à un sourire pareil. Il est encore plus craquant que d’habitude! Seigneur! Ça remue dans mes entrailles mais je ne trouve rien que des banalités à lui dire, alors je ne lui dis rien du tout et je fonce dans une allée de la librairie pour me cacher. Quelle cruche je fais! Pour une fois qu’il fait attention à moi et moi je ne peux pas lui parler de façon parfaitement naturelle comme à mon responsable, non! Il y a des jours où je me maudis! Je m’applique à respirer de façon exagérée mais silencieuse pour calmer les battements de mon cœur et les tremblements de mes mains. Je feins d’être occupée toute la matinée mais je sens son regard qui s’attache à moi. Je ne comprends pas ce qui se passe. Mais que me veut-il? Apollon m’observe, Apollon n’est pas très concentré ce matin. Son regard est un aimant qui essaie d’aspirer le mien. Je me dérobe comme je peux.
Mais tout à coup, je sens qu’il est tout près de moi, sa main se pose sur la mienne, chaude et douce, et je sens son souffle tout contre mon oreille.
“J’ai bien aimé ta lettre de ce matin.”
Ma lettre? Quelle lettre?
Mais de quoi parle-t-il? Pourquoi est-il tout contre moi? Je ne vais pas pouvoir me maîtriser longtemps!
Ô Apollon que fais-tu?
Et soudain je comprends tout!
Il y a du Bébert derrière tout ça!
Ce matin, Bébert musardait sur mon bureau près de mon ordinateur. Il a dû marcher sur le clavier ou mieux, se vautrer dessus et envoyer par mégarde la lettre que je corrigeais à Apollon qui est le premier de mes contacts sur ma liste alphabétique.
Il y a des jours où j’adore mon chat!
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