Elle avait toujours eu un doute, un pressentiment, comme un trou béant tout au fond de son ventre; celle qu’elle appelait maman ne pouvait pas être sa mère.
Elle avait passé des heures à éplucher les albums photos.
“Tu es enceinte de moi sur cette photo, maman?”
Maman répondait de façon évasive, un froncement de sourcil, un vague grondement, ni oui ni non en somme.
“_Tu as des photos avec un gros ventre, maman?
_Mais oui, bien sûr.
_Mais pas dans cet album.
_Je chercherai et je te montrerai.”
Maman ne montrait jamais.
“_Pourquoi as-tu choisi d’accoucher aux États-Unis, maman?
_Parce que les cliniques américaines sont bien mieux équipées que les cliniques françaises. Les États-Unis, c’est magnifique. Je voulais quelque chose de magnifique pour ma magnifique fille.”
Cette explication la consolait un peu mais cela ne durait jamais longtemps.
Plus tard, elle avait été étonnée de voir les mères de ses amies si jeunes. Il y avait comme un décalage lors des anniversaires ou à la sortie de l’école avec les autres mamans. Elles s’appelaient par leur prénom, s’invitaient, s’aidaient les unes et les autres pour l’organisation des chasses aux trésors.
Maman, elle, était toujours très droite et très polie mais son âge la rejetait dans les marges, retenait les questions dans les gorges. Elle montrait un visage avenant et impénétrable et partait très vite avec sa fille.
Y avait-il des instants de tendresse entre elles? Livia se posait toujours la question. Oui évidemment, mais tout sonnait faux comme si l’attachement charnel n’existait pas ou était une contrefaçon honteuse.
Adolescente, Livia avait eu des envies de tout casser sans jamais comprendre, tester ce lien si faux et du même coup si ténu.
La crise d’adolescence avait été cataclysmique. Les parents avaient tout supporté, les cris, les larmes, les vases brisés, les fugues, les premiers joints, la drogue, l’alcool. Leur petite fille si jolie, si gâtée par les fées, qui avait tout pour être heureuse, l’intelligence, la grâce, la beauté, la richesse, un milieu protégé, rien n’avait pu contenir cette colère née pendant l’enfance, explosant à l’adolescence comme de longues éruptions de lave en fusion longtemps contenues. Ces crises laissaient les parents médusés, suffoqués par le fracas d’émotions claquant en rafales.
Livia ne retenait pas ses coups contre sa mère, sous entendant qu’elle n’était peut-être pas sa mère. Elle avait remarqué que ces coups perfides lui faisaient perdre tous ses moyens, elle pourtant si avenante et si impénétrable. Le vernis du masque se craquelait soudain et Livia en profitait pour porter de nouveaux coups.
Et puis, en musardant sur les forums, elle avait commencé à entrevoir la vérité: cette clinique du Kentucky où elle avait vu le jour était une clinique spécialisée pour les grossesses très spéciales, très encadrées et notamment la GPA, la gestation pour autrui et la PPA, la procréation pour autrui.
Quand Livia avait lu les premières explications, elle n’en avait pas cru ses yeux. Elle avait dû se forcer à ne pas céder à son envie, celle de refermer brusquement le clapet de son portable. Elle avait ouvert la boite de Pandore, il ne fallait pas refermer le couvercle trop brusquement.
Elle découvrit l’horreur des manipulations génétiques et l’horreur des transactions: il s’agissait ni plus ni moins de vendre des bébés manipulés génétiquement. Des prix astronomiques défilaient devant ses yeux. Le prix des yeux bleus aurait pu faire vivre une famille de quatre pour une année. Elle avait les yeux bleus. Le niveau social de la mère porteuse était aussi valorisé dans tous les sens du terme.
Quelle horreur que ce terme: mère porteuse.
Elle comprit tout: sa mère en effet n’était pas sa mère. Elle n’avait jamais vu de photos d’elle enceinte car elle ne l’avait jamais été. Elle avait vu le jour au États-Unis car la GPA était interdite en France. Une mère, sa mère, l’avait portée, l’avait bercée dans son ventre, avait accompagné ses premiers développements, l’avait mise au monde puis on les avait séparées. Ce lien charnel qui lui avait toujours manqué avait été coupé brutalement en même temps que le cordon ombilical. Le temps de procéder à la toilette de cette jolie poupée diaphane aux yeux bleus et le lien avait été arraché, piétiné. Le peau contre peau que sa chair avait toujours appelé lui avait été refusé. Cette odeur, cette voix, ce balancement des bras et du ventre, cette chaleur, ce lait qu’elle ne gouterait jamais, tout fut détruit par une transaction ignoble. Deux êtres asservis, la mère et l’enfant, par “les eaux glacées du calcul égoïste”. Voilà ce qui l’avait touchée quand elle avait découvert ce texte de Karl Marx en cours de philosophie au lycée. Livia avait reçu ces mots comme une gifle en pleine figure. Elle avait eu le souffle coupé notamment quand elle avait lu la phrase suivante: “La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n’être que de simples rapports d’argent.” Karl Marx ne pensait pas si bien écrire s’il avait pu envisager l’horreur que les hommes allaient inventer: faire porter les enfants des riches par des femmes pauvres.
Elle comprenait tout maintenant, elle le savait depuis toujours mais avait été abusée par la comédie du bonheur que lui jouait sa famille d’adoption. La réalité était brutale et froide. La scène avait eu lieu dans une salle d’accouchement, sous la lumière crue des néons, dans la souffrance des épreuves de la vie qui laissent la chair pantelante et hagarde, dans la sueur et le sang: un aveuglement, des mains qui enserrent et qui séparent, un bref échange de regards et puis l’argent. L’argent qui salit tout, une suite de zéros à donner le tournis, l’argent pour payer les avocats, pour payer les juristes, pour payer les médecins, et puis quelques billets pour dédommager la mère, pour acheter son silence sur le holdup du siècle, la location d’un ventre, la vente d’un bébé.
Elle décida de retrouver sa mère, la vraie, celle qui lui avait manqué. Elle fréquenta les groupes privés sur les réseaux sociaux pour parler de ses souffrances avec des gens qui pouvaient les comprendre, les partager et la conseiller. Elle rencontra des gens comme elle, nés de GPA, des jeunes gens écartelés entre la douleur d’avoir été séparés de leur chair et de leur sang et celle qu’ils pourraient infliger à leur famille s’ils parlaient, s’ils se révoltaient. Pris dans un conflit de loyauté, beaucoup la soutenaient dans le combat qu’elle décida aussitôt d’embrasser car elle les représentait, beaucoup l’aidèrent dans ses recherches mais aucun ne voulut comme elle déchirer le lien qui les retenait artificiellement à leur famille. Il y avait beaucoup à perdre et trop de coups à prendre.
Elle avait fini par obtenir un nom et une adresse mail. Ce nom qui devenait tellement concret lui donna l’impression de recevoir un coup de poing dans le ventre. Son cœur se mit à battre à coups redoublés dans sa cage thoracique. Ce nom était relié à une femme de chair et de sang et elle-même était reliée à cette chair et à ce sang.
Elle avait inscrit ce nom et cette adresse mail sur un papier qu’elle portait pieusement comme une relique pliée en quatre dans son soutien-gorge. Elle aimait sentir le froissement du papier sur son sein comme le peau contre peau maternel qui lui avait été refusé. Elle le griffonnait aussi sur ses mains, à l’intérieur de ses avant-bras, là où la chair est tendre et douce. Elle appuyait sur son stylo comme pour se tatouer la peau, s’ouvrir l’épiderme pour y graver le nom à jamais. “Je t’ai dans la peau, maman”.
Des dizaines de fois, elle composa un message qu’elle faillit envoyer le cœur battant, les membres flageolants, puis dans un éclair de lucidité ou de retenue face à la perspective de l’ouragan de sentiments et d’émotions déclenchés, elle effaçait tout, se maudissait puis recommençait. Elle rêvait de serrer sa mère dans ses bras, contre son cœur et de lui poser la question: Pourquoi?
Et puis un jour, elle eut la folie de l’envoyer. Comme Jules César franchissant le Rubicon, elle se dit une sorte de “alea jacta est”, advienne que pourra. Mais l’attente d’une réponse se fit ensuite interminable. Allait-elle lui répondre, supprimer le message comme un vulgaire spam? Elle ne dormit plus, calculant sans cesse le décalage horaire entre Paris et le Kentucky. L’a-t-elle reçu? Non pas encore. Maintenant peut-être? Que fait-elle? A-t-elle fait une croix sur le passé?
Et le moment tant attendu vint. Elle reçut une réponse. Oui, elle était bien sa mère. Elle se souvenait de l’accouchement qui s’était très bien passé. Elle lui donnait de menus détails, la sage-femme qui s’appelait Molly, son premier cri à elle, bien strident qui montrait sa pleine vitalité et surtout le long regard que Livia lui avait jeté au moment où on la séparait de sa mère pour procéder à la toilette et à l’échange ignoble, un regard profond qui entendait ne pas couper le contact.
Livia relut plusieurs fois le court message, comme une affamée qui se jette sur quelques miettes. Elle était heureuse d’avoir ces détails mais ils n’étaient pas assez nourrissants et augmentaient sa faim impétueuse. Et surtout, sa mère ne donnait aucune explication, ne demandait pas de nouvelles, de photos, de rendez-vous. Oui mais pourquoi? But why? Livia envoya son message et connut encore une fois les affres de l’attente.
La réponse vint encore, toujours trop courte mais explicite. Elle avait d’autres enfants et des difficultés d’argent, elle avait vu dans cette pratique l’opportunité de faire vivre sa famille et ses autres enfants en vendant un. Elle lui souhaitait bon courage et d’avoir une belle vie. Elle était heureuse que Livia lui écrivît mais elle ne souhaitait pas avoir un entretien plus poussé car le passé est le passé, on ne le réveille pas impunément, il faut savoir parfois laisser dormir les vieux démons et aller de l’avant. Les pourquoi, les why ne servent pas toujours à grand-chose. Elle était la sacrifiée, celle qui avait aidé, bien malgré elle, sa vraie famille à vivre. Elle avait maintenant à se construire. Elle se vit le poing levé telle une Angela Davis. Elle prit son téléphone, filma son coming out, expliqua la détresse des enfants nés par GPA, montra l’abomination de cet esclavage des temps modernes et le posta sur les réseaux sociaux.
Livia devint une icône.
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